Pour une promotion de tous les talents internes à l’administration
La question de l’égalité des chances dans l’accès à la fonction publique a pénétré avec force le débat public à la faveur de la décision de multiplier les classes dites Talents sur le territoire afin d’aider les moins favorisés des candidats à préparer les concours. Ceux-ci pourraient ainsi devenir plus démocratiques et le spectre social du recrutement s’élargir.
La question des concours et de la mobilité internes a néanmoins fait l’objet de peu de discussions. Alors que le principe de l’accès à une carrière ascendante est réputé être une clé de l’attractivité du service public, ce que l’on sait de l’effectivité de ce principe reste limité. Peu de travaux universitaires explorent d’ailleurs la question. Démocratiser l’accès aux plus hauts postes de l’administration ne saurait suffire si, dans le même temps, l’administration n’offre pas la possibilité à ceux qu’elle a recrutés à des niveaux de responsabilité moindres d’accéder à des postes plus qualifiés, en reconnaissant leur potentiel. Les enjeux sont de différents ordres. La possibilité de la carrière est au cœur du statut des fonctionnaires que l’administration fait vivre. La promesse d’une position meilleure est aussi centrale dans l’acte managérial et la motivation des agents.
Les fonctionnaires des catégories C et B sont au centre de la classe moyenne dont des travaux montrent qu’elle perd l’espoir en un avenir meilleur et une promotion sociale.
Mais plus largement, l’enjeu est social. Les fonctionnaires des catégories C et B sont au centre de la classe moyenne dont des travaux1 montrent qu’elle perd l’espoir en un avenir meilleur et une promotion sociale, au risque d’une apathie citoyenne et politique. Enfin, dans la galaxie des employeurs, la fonction publique a un rôle particulier. Sybille Gollac et Cédric Hugrée2 montrent le rôle de promotion sociale de l’administration pour les femmes et les enfants des couches populaires. C’est dire que l’enjeu de l’accès à la fonction publique et la mobilité en son sein peut opérer comme un puissant redresseur des inégalités de départ et des inégalités de chances.
Délais de promotion trop longs,
épreuves de concours trop académiques…
Face à ces enjeux, les données sont parcellaires. Mais on sait par exemple qu’en 2014, 0,8 % des fonctionnaires civils a changé de catégorie hiérarchique3. Dans la territoriale en 2015, 1,15 % des agents a été admis soit à un concours interne, soit à un examen professionnel, selon la direction générale des collectivités locales (DGCL), et en 2017, 11 % des agents de la territoriale ont bénéficié d’un avancement de grade. Ces données convergent avec les constats de l’Insee, qui établit que 60 % des agents travaillant dans la fonction publique d’État en 2010 ont obtenu au moins une promotion dans leur carrière (parcours au sein de la fonction publique, 2013).
Difficile de dire si ces chiffres doivent emporter satisfaction, ne serait-ce, d’ailleurs, que parce que nous n’avons pas identifié de possibilité de comparaison avec le secteur privé, et avec quelle partie de celui-ci d’ailleurs ? On retiendra simplement l’expérience de nombreux managers qui entendent des agents souligner des délais de promotion trop longs, des concours trop difficiles avec une récompense de l’effort trop aléatoire au prix d’épreuves trop académiques.
Cependant, une analyse plus poussée des quelques données disponibles permet de montrer rapidement que les chances sont, à situations hiérarchiques identiques, très inégales entre agents compte tenu de l’hétérogénéité des capitaux scolaires et d’inégalités de genres.
Rappelons d’abord que l’entrée dans la fonction publique est souvent marquée par une décorrélation importante entre le niveau de diplôme exigé pour présenter le concours et le niveau de diplôme effectif des candidats. Ainsi, en 2015, 40 % seulement des candidats recrutés en externe en catégorie B dans la fonction publique d’État ont le niveau bac, les autres étant diplômés du supérieur ; en catégorie C, la même année, seuls 40 % des admis ont un niveau inférieur au bac, relève la DGAFP. Gageons que ces moyennes cachent de très fortes disparités entre filières, les diplômés des formations techniques ayant un profil souvent plus attractif dans le secteur privé.
Enjeux d’attractivité
Or si le déclassement est effectif pour nombre de diplômés qui intègrent l’administration grâce à des concours sans rapport avec leur qualification, le capital scolaire reste un atout dans la carrière. Selon l’Insee, la plupart des agents de catégorie B ou C de l’État en 2010 ont eu, lors du recrutement, un niveau de diplôme supérieur à celui requis. Mais plusieurs années plus tard, la catégorie statutaire correspond au niveau de diplôme de nombre d’entre eux. L’Insee pose ainsi que les agents surdiplômés à l’entrée ont nettement plus de chances d’obtenir une promotion. Quand on sait que les plus diplômés sont souvent issus de milieux plus favorisés que les non-diplômés, on ne peut que questionner la réalité de la notion d’égalité dans la compétition entre agents. La modération des prétentions en termes de titre en début de carrière peut d’ailleurs elle-même s’analyser comme un évitement des inégalités de chances sur les concours de catégorie A ; ou comment les inégalités au sommet pénalisent l’ensemble de la chaîne sociale…
Pour autant, la chance d’obtenir une promotion ou d’avoir une carrière ascendante n’est pas qu’affaire de titres scolaires. L’Insee établit que les hommes ont plus de chances d’avoir une promotion que les femmes ! Les interruptions de carrière diminuent les chances d’être promu(e)s. De là à dire que les congés parentaux obèrent les chances de promotion des femmes, il n’y a qu’un pas qu’il faut sans doute franchir ! Aussi, en plus d’un moindre accès aux postes de direction générale, les femmes pâtissent d’une moindre chance de carrière ascendante au sein de l’administration, entorse supplémentaire au principe d’égalité. Dès lors, compte tenu des enjeux associés à la mobilité ascendante interne, La Cordée attend du secteur public qu’il engage plusieurs réformes pour mieux promouvoir l’égalité des chances en son sein. En préalable, soulignons que l’attractivité des concours internes bute sur la réalité des vies privées et notamment familiales des agents. Ainsi, nombre de lauréats des concours de la territoriale ne trouvent pas d’affectation correspondant à leur nouveau grade dans leur aire géographique et perdent le bénéfice du concours. Côté État, la réussite à un concours s’accompagne souvent d’une mobilité géographique difficilement conciliable avec la vie privée obérant l’attractivité d’une promotion. Il y a là une difficulté connue et à laquelle il faut répondre, sauf à ne pas réussir à dépasser les écueils décrits plus haut.
L’injonction est paradoxale : oui à la mobilité interne, mais à vos frais et sous réserve !
La publicité que font les administrations des concours internes et examens professionnels et des dispositifs de préparation est inégale et les conditions d’accès le sont tout autant. Ainsi, l’abandon de dispositifs de financement a renchéri pour les candidats les frais de déplacement pour les préparations et formations initiales des corps A+ notamment, ce qui crée une véritable distorsion sociale et géographique entre les candidats.
Pour La Cordée, l’accès aux préparations ne doit pas être soumis à l’aval de la hiérarchie. L’injonction est paradoxale : oui à la mobilité interne, mais à vos frais et sous réserve ! Ainsi, dans la territoriale par exemple, la réussite aux tests pour accéder à une “prépa” ne suffit pas, l’accord du supérieur hiérarchique conditionne l’accès effectif à la préparation, au contraire de la fonction publique d’État. Du reste, l’accès à ces formations n’emporte pas toujours décharge partielle d’activité, la préparation s’opérant sur le temps personnel en combinant avec les charges personnelles.
Des travaux d’harmonisation des conditions d’accès et de prise en charge matérielle des préparations aux concours internes et examens entre les différents versants de la fonction publique, qui obèrent aujourd’hui la possibilité même pour un certain nombre d’agents de se préparer dans de bonnes conditions, sont à entreprendre.
En outre, la nature des épreuves fait question. Elles doivent être revisitées car elles avantagent les plus diplômés, rompus aux épreuves académiques, sans toujours valoriser les acquis professionnels qui font l’intérêt des parcours internes.
“Pépinières de talents”
Par ailleurs, en miroir des préparations “Talents” déployées par le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques, nous proposons de créer des “pépinières de talents” intégrées aux administrations : ces écoles internes, à destination d’agents remplissant des critères sociaux et de mérite, seraient mentorées par des cadres de l’administration. Elles permettraient de réinscrire la question de la mobilité ascendante à l’agenda. Cela peut être rapidement mis en place au niveau de la fonction publique d’État. Pour la fonction publique territoriale comme pour la fonction publique hospitalière, l’obstacle de la taille critique est dépassable par la coopération entre établissements ou l’intervention des centres de gestion.
Les femmes issues de milieux modestes sont parmi les plus discriminées dans l’accès à des emplois à forte responsabilité au sein du secteur public. Compte tenu des contraintes spécifiques rencontrées par les femmes, la mise en place de dispositifs dédiés d’accompagnement à la prise de responsabilité est indispensable.
Au-delà du respect de la parité, il est ainsi nécessaire d’agir sur les freins rencontrés par les femmes. La lutte contre l’autocensure doit être accompagnée à l’image du module de l’Inet [l’Institut national des études territoriales, ndlr] intitulé “Femmes, osez la direction générale”, qui doit être réactivé. D’autre part, l’élaboration d’un modèle volontariste d’accompagnement social transversal aux fonctions publiques peut permettre d’écarter de nombreuses limites à la promotion interne féminine : prise en charge de frais de garde d’enfants, crédits d’heures plus importants, mentorat par les paires… Ces nécessaires transformations sont doublement vertueuses : elles se feront au bénéfice de l’ascenseur social interne, mais aussi de l’attractivité du secteur public dans un contexte où la baisse du nombre de candidats aux concours montre qu’elle est aujourd’hui mise à mal.
[1] Notamment ceux du sociologue Louis Chauvel en 2006.
[2] “Avoir 30 ans dans le secteur public en 1982 et 2002”, Revue française d’administration publique n° 153, 2015.
[3] Source : direction générale de l’administration et de la fonction publique